Aucune technologie immersive n’a autant divisé les penseurs que celle qui brouille les frontières entre réel et virtuel. Le concept n’est pas né d’un laboratoire numérique, mais d’une succession de spéculations philosophiques sur la nature de la réalité et de l’identité.
Des débats anciens sur l’existence des mondes possibles aux utopies cybernétiques du XXe siècle, la paternité intellectuelle se dispute entre philosophes et auteurs de science-fiction. Derrière l’innovation technique, un héritage complexe relie réflexions métaphysiques, expérimentations sociales et captures littéraires de mondes alternatifs.
Le métavers : entre mythe, science-fiction et réalité numérique
Impossible de réduire le métavers à une invention purement technique. Sa trajectoire débute dans les mythes fondateurs, se prolonge chez les écrivains visionnaires, puis s’incarne dans la réalité numérique de notre époque. Bien avant l’irruption des technologies immersives dans le quotidien, des auteurs imaginaient déjà des mondes virtuels où le tangible s’efface au profit de l’expérience numérique.
En 1992, Neal Stephenson donne un nom à ce phénomène avec Snow Crash. Son roman dessine un territoire où avatars et environnements numériques s’entremêlent, offrant au mot metaverse une place de choix dans la culture populaire. Mais l’élan créatif ne date pas d’hier : William Gibson, dans Neuromancer, nous plonge en 1984 dans le cyberspace, tandis que le septième art s’invite à la fête via Matrix ou Ready Player One, brouillant les certitudes sur la frontière entre réel et virtuel.
Les technologies de réalité virtuelle et de réalité augmentée avancent à grands pas. Désormais, il suffit d’un casque et d’une connexion pour passer d’un monde à l’autre. Cette porosité se manifeste dans les jeux vidéo, sur les plateformes sociales, mais aussi lors d’expériences artistiques inédites. Le monde numérique devient un terrain d’expérimentation, de projection, voire de contestation pour une génération en quête de nouveaux espaces.
Si le métavers fascine, c’est aussi parce qu’il réveille des interrogations vieilles comme la philosophie. Où débute ce qui est, où s’arrête ce qui paraît ? Le corps, l’identité, la valeur de l’expérience : ces questions, héritées de Platon ou Descartes, trouvent une résonance inédite à l’ère du tout-numérique.
Qui a vraiment inventé le concept de métavers ? Retour sur ses origines philosophiques
On attribue souvent la naissance du métavers à Neal Stephenson et à son roman Snow Crash, publié en 1992. Pourtant, si son récit pose les jalons d’un univers virtuel immersif, l’idée elle-même s’enracine bien plus loin, là où la philosophie croise la science-fiction.
Pour mieux comprendre ces racines, il faut revenir sur quelques jalons clés :
- En 1935, Stanley Weinbaum imagine dans Pygmalion’s Spectacles des lunettes capables de transporter le porteur dans un monde factice, préfigurant l’immersion numérique.
- En 1984, William Gibson crée le cyberspace dans Neuromancer, posant les bases d’une architecture dématérialisée et d’identités numériques multiples.
La philosophie, elle, n’a jamais cessé de questionner la réalité. Platon interroge la distinction entre mondes perçus et mondes réels. Heidegger s’intéresse à la technique comme manière d’ouvrir de nouvelles perspectives sur le monde. Giordano Bruno parle déjà de la multiplicité des mondes dès la Renaissance, idée reprise au XXe siècle par David Lewis et ses réflexions sur les mondes possibles.
Les technologies immersives, la réalité virtuelle et l’intelligence artificielle ne font que prolonger ces débats. Le métavers s’inscrit ainsi dans la longue chaîne des ruptures conceptuelles, bien avant l’avènement des casques ou des interfaces numériques sophistiquées.
Des mondes virtuels à la vie quotidienne : comment le métavers s’invite partout
Le métavers quitte peu à peu les pages de la littérature pour s’ancrer dans la vie réelle grâce aux mondes virtuels conçus par les pionniers du jeu vidéo. Second Life, dès 2003, permet à des milliers de personnes de franchir le pas vers un univers virtuel immersif. Progressivement, la frontière entre le divertissement et la vie sociale s’estompe. Des événements comme les concerts de Travis Scott sur Fortnite rassemblent des millions de spectateurs dans un espace numérique, redéfinissant ce qu’on entend par expérience collective.
Là encore, les technologies immersives changent la donne : casques de réalité virtuelle, lunettes de réalité augmentée, outils collaboratifs en 3D. Le quotidien s’enrichit d’interactions inédites, du télétravail dans des bureaux virtuels aux expositions d’art numérique organisées à Paris ou New York. Les géants de la tech, Meta (ex-Facebook), Epic Games, Microsoft, injectent des milliards dans l’écosystème pour façonner les usages et les modèles économiques de ces nouveaux espaces sociaux.
Dans ce contexte, le monde numérique introduit des innovations telles que la blockchain, les NFT et les cryptomonnaies, bouleversant la notion de propriété et de transaction. Philippe Rodriguez, spécialiste reconnu, rappelle que le métavers ne se réduit plus au seul divertissement : il renouvelle les codes sociaux et économiques, aussi bien dans la Silicon Valley qu’à Paris. Cette convergence entre informatique graphique et plateformes immersives façonne un espace mouvant, où se croisent technologie, culture et économie.
Enjeux, éthique et société : ce que le métavers change (ou pas) dans nos vies
Le métavers bouscule nos repères sur la vie privée. L’exploitation des données personnelles, la surveillance des comportements et l’extension des identités numériques soulèvent des interrogations inédites. Les plateformes accumulent des volumes colossaux d’informations, parfois sensibles. Résultat : la frontière entre sphère intime et sphère publique se fait plus floue, et la régulation peine à suivre.
Dans cette dynamique, le web 3.0 ouvre la voie à une économie décentralisée, appuyée sur la blockchain et les NFT. Les utilisateurs peuvent acheter, échanger, monétiser des biens virtuels. Cela bouleverse les modèles classiques de propriété, d’accès et de partage. L’identité et l’authenticité se transforment : chacun peut multiplier les avatars, explorer plusieurs univers, effaçant les repères traditionnels.
La modération dans ces espaces virtuels représente un défi. L’intelligence artificielle s’efforce de filtrer les contenus et de repérer les comportements problématiques, sans pour autant éliminer harcèlement ou manipulation. Les discussions sur la régulation du métavers s’invitent dans les débats publics, à Paris, à Bruxelles et dans toute l’Europe. En France, une mission exploratoire sur le métavers propose des pistes, mais l’équilibre reste fragile.
Parmi les défis qui émergent, on peut citer :
- L’accessibilité pour tous et la lutte contre l’exclusion numérique
- L’impact environnemental des infrastructures nécessaires au métavers
- La réinvention des codes organisationnels, économiques et culturels dans ces nouveaux espaces
Le métavers se présente ainsi comme un terrain d’expérimentation, où chacun avance à tâtons, réinvente ses usages et teste les limites de ce laboratoire numérique géant. La question à se poser : jusqu’où irons-nous quand la réalité et la virtualité ne feront plus qu’un ?


